Le Parlement tunisien a validé, dans le cadre de la Loi de finances 2026, un régime allégé pour l’ouverture et la gestion des comptes en devises par les résidents tunisiens. Cette évolution, votée en séance plénière début décembre 2025, marque un tournant dans la modernisation du cadre de change et répond à des pressions économiques réelles liées à la circulation des devises, à la digitalisation des flux et à la nécessité de canaliser l’activité financière vers les circuits formels. Au-delà du symbole politique, le vote consacre l’idée que la régulation doit s’adapter aux usages, tout en conservant les garde-fous essentiels de transparence, de conformité et de lutte contre le blanchiment.
Jusqu’ici, l’accès aux comptes en devises était strict et principalement réservé aux Tunisiens résidant à l’étranger ou aux acteurs soumis à des conditions particulières (exportateurs, entreprises ayant des créances en devises, certaines professions percevant des revenus extérieurs). Pour les résidents locaux, la gestion de revenus en euros, dollars ou autres devises passait souvent par des mécanismes indirects, des comptes de transit, ou, dans le pire des cas, par le marché informel, avec un coût économique et un risque juridique. En élargissant l’accès, la réforme vise à substituer des canaux bancaires régulés à des pratiques diffuses, en mettant l’accent sur la traçabilité des flux et la consolidation des encours au sein du système financier.
Concrètement, les résidents tunisiens pourront ouvrir des comptes en devises auprès des banques de la place, alimentés par des sources licites et documentées, comme des salaires versés par un employeur étranger, des honoraires de prestations exportées, des dividendes de placements internationaux, des transferts familiaux ou des recettes d’e-commerce à l’export. Les opérations de crédit et de débit devront être appuyées par des justificatifs probants (contrats, factures, attestations d’employeurs, relevés des plateformes de paiement, documents douaniers), permettant aux banques d’assurer un contrôle ex ante et ex post conforme aux standards de “know your customer” (KYC) et “anti-money laundering” (AML). La Banque Centrale de Tunisie devrait, dans la foulée, préciser les modalités de tenue de ces comptes, l’étendue des usages autorisés (paiements à l’étranger, cartes internationales, virements transfrontaliers, conversions en dinars) et les obligations déclaratives.
Sur le plan fiscal, l’allègement évoqué ne signifie pas une absence d’impôts mais une clarification des régimes applicables. Les flux en devises qui constituent des revenus imposables en Tunisie (par exemple, prestations de services rendues par un résident, revenus locatifs ou de consulting perçus de l’étranger) restent soumis aux règles d’imposition en vigueur, avec l’obligation de les déclarer. L’intérêt du compte en devises est d’offrir un contenant légal et transparent, compatible avec les exigences de l’administration fiscale et permettant, le cas échéant, de distinguer les revenus de source étrangère des revenus locaux, de mieux documenter les origines des fonds, et de faciliter les régularisations. Les banques, pour leur part, auront à fournir des relevés et attestations utiles à la compliance fiscale, ce qui réduit l’arbitraire et simplifie les contrôles.
Du point de vue macroéconomique, la réforme poursuit plusieurs objectifs simultanés. Elle cherche à réduire la pression du marché parallèle des devises en offrant une alternative bancaire crédible et disponible au plus grand nombre. Elle vise à améliorer la collecte d’épargne en devises au sein du système, ce qui peut renforcer, à terme, la résilience financière et la liquidité externe. Elle ambitionne aussi de faciliter l’activité des freelances, des startups exportatrices, des créateurs et des cabinets de services qui facturent des clients hors Tunisie, en leur donnant une mécanique de gestion de trésorerie plus adaptée à la réalité numérique et transfrontalière. Ces bénéfices attendus restent conditionnés à une calibration fine des règles de conversion vers le dinar, à des coûts bancaires raisonnables, et à une stabilité réglementaire qui encourage la domiciliation formelle des revenus.
Les débats parlementaires ont toutefois souligné des réserves légitimes. Le risque de fuite de devises existe si les mécanismes d’alimentation ne sont pas strictement adossés à des justificatifs et si les plafonds d’utilisation ne sont pas définis avec prudence. La sensibilité du dinar aux sorties nettes de devises impose un équilibre entre souplesse et contrôle: permettre la mobilité des flux utiles à l’économie réelle tout en évitant la transformation des comptes en devises en vecteurs d’arbitrage spéculatif. Par ailleurs, la lutte contre le blanchiment et le financement illicite exige un dispositif de vigilance dynamisé: scoring de risque, surveillance des transactions atypiques, obligations de signalement, formation des équipes conformité, et audit périodique des dispositifs internes des banques.
Sur le plan opérationnel, les banques devront adapter leurs procédures et leurs systèmes. L’ouverture d’un compte en devises nécessitera une revue KYC renforcée, l’intégration de workflows digitaux pour collecter et valider les pièces justificatives, la mise à jour des conditions générales, et la définition de grilles de frais et commissions claires (tenue de compte, virements, cartes, conversion FX). Les parcours clients devront être explicites: critères d’éligibilité, documents requis, délais de traitement, limites de transaction et règles de conformité. Les interfaces digitales, notamment les applications mobiles et plateformes web, gagneront à afficher des fonctionnalités de gestion multidevise, avec la possibilité de catégoriser les flux, d’annoter les transactions pour la preuve fiscale, et d’obtenir des attestations en ligne.
La réussite de la réforme dépendra fortement de la qualité des textes d’application et des circulaires de la Banque Centrale. Une doctrine claire sur les usages autorisés, la conversion partielle ou totale des flux, la possibilité de paiements internationaux par carte, les plafonds de virements et la transférabilité des fonds vers des plateformes de paiement globales constituera le cœur de l’adoption. Une articulation lisible avec les obligations fiscales, y compris la déclaration des revenus et le traitement des plus-values de change, réduira le risque de confusion et de non-conformité involontaire. De même, la coordination entre banques, autorités de régulation et administration fiscale permettra de mutualiser l’information, d’éviter les doublons et de fluidifier les contrôles.
Pour les acteurs économiques, l’impact pourrait être significatif. Les exportateurs de services (IT, design, consulting, formation, marketing, traduction) bénéficieront d’une gestion plus fluide de leurs encaissements en devises, avec la capacité de payer des fournisseurs étrangers, des abonnements SaaS ou des campagnes publicitaires internationales directement depuis leur compte. Les créateurs et freelances opérant sur des plateformes mondiales pourront domicilier leurs revenus de manière plus transparente, avec un potentiel de bancarisation accru. Les PME ayant des flux d’import/export y verront un instrument supplémentaire de gestion de trésorerie et de couverture naturelle contre la volatilité du dinar, surtout si les banques proposent des produits associés de couverture de change.
Reste la dimension citoyenne et pédagogique. Pour éviter les incompréhensions, une communication claire devra expliquer ce que le régime autorise, ce qu’il n’autorise pas, et comment un résident peut utiliser ces comptes sans enfreindre la réglementation. L’idée centrale est simple: on encourage l’usage légal et documenté des devises, mais on le place sous un dispositif de transparence robuste. Les clients devront retenir que tout flux doit être traçable, que la banque est tenue de poser des questions et de refuser les opérations non justifiées, et que la conversion en dinars reste encadrée. Cette pédagogie, si elle est bien conduite, transformera la réforme en un avantage concret pour les usagers et en un levier de formalisation pour l’économie.
En définitive, le feu vert parlementaire à un régime allégé pour les comptes en devises constitue une avancée structurelle qui aligne la pratique financière sur les besoins contemporains des résidents tunisiens. Elle rééquilibre la relation entre liberté de gestion et responsabilité de conformité, offre une voie de sortie au marché informel, et peut, si elle est bien exécutée, renforcer la résilience macroéconomique. La suite se jouera dans l’écriture fine des règles, la discipline des acteurs, et la qualité des outils mis à disposition: c’est là que se construit la crédibilité d’une réforme et, surtout, l’utilité tangible pour le citoyen, l’entreprise et l’écosystème financier tunisien.

